56.Observations



Écrire est une tâche épuisante car il est impossible de se satisfaire du résultat. Écrire c’est réécrire, sans fin, à chaque lecture reprendre ses phrases et ses pages. Qui plus est c’est une tâche dérisoire, un supplice que s’inflige celui qui a décidé d’y consacrer une partie de son temps. L’écriture relève en effet de l’échange : j’écris pour transmettre quelque chose, un message dans le meilleur des cas, un désir d’exister au-delà du peu de temps qui nous est imparti dans le pire. Les seuls qui, d’après mon expérience, peuvent avoir l’écriture heureuse sont ceux pour lesquels elle ne représente aucun enjeu : une écriture à seul but commercial, ne faire un livre que pour le vendre sans y rien impliquer de soi-même. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas pour qui, ce que je sais c’est que je souffre de cette obligation interne à l’écriture qui jamais ne me satisfait car elle m’impose un isolement qui, inexorable, a construit cette solitude dont maintenant je souffre.
Relisant ma dernière page, je suis à nouveau confronté à elle. J’ai essayé, essayé de présenter ma recherche d’équilibre, cette observation physiologique de moi-même par laquelle je veux tendre à une certaine paix mentale, comme une jouissance légère — trop légère diront certains — dans une abstinence maîtrisée ou plutôt dans une recherche patiente d’une attitude susceptible d’atténuer mes douleurs physiques ou mentales. M’observant sans cesse, faisant de mes sensations, même les plus intimes, mon sujet d’études privilégié, je peux feindre d’ignorer qu’autour de moi existent les autres et le monde, je peux me retirer dans une retraite quasi absolue puisque, avec moi, j’y enferme ce qui, sans cesse, occupe mon espace mental. Les yeux fermés, allongé sur la moquette dans un calme absolu, je peux concentrer toute ma pensée sur la douleur qui, depuis quelques jours, m’a rappelé l’existence de mon ménisque au genoux droit ; je peux, détendant les muscles de ma mâchoire, laissant mes bras inertes le long de mon corps, paumes à plat sur le sol au point que mes mains et mes bras, semblant ne plus rien peser, se laissent entièrement oublier, je peux tenter de cerner cet os qui, jusque là, fonctionnait sans que j’y prenne garde ; écouter la douleur, la localiser avec précision dans la partie basse du genoux comme si, là, se produisait une petite déchirure ; écouter la douleur, la cerner, l’appréhender avec des mots, dire comment, de cette déchirure, irradie une douleur plus sourde, plus lourde qui révèle la forme de l’os ; faire de la douleur une douleur de mots et, ainsi, la relativiser, la rendre presque extérieure, la visualiser comme un ensemble de trajets ou d’ondes plus ou moins colorées, depuis la violence du rouge jusqu’au marron du bruit de fond et le silence du noir. Mon genoux droit me semble alors grandir — je ne dis pas enfler — mais grandir, il n’est plus alors une partie quelconque de mon corps mais la concentration momentanée de tout ce qui fait que j’ai un corps. Alors, sous contrôle, nul besoin de calmants, la douleur s’atténue comme si ma pensée forçait mon corps à secréter lui-même les antalgiques dont il a besoin.
Cependant, cette recherche permanente et obstinée de moi par moi, fait de moi-même mon univers entier et m’interdit de m’ouvrir à tous ces autres corps sur lesquels ma pensée n’a aucune prise : je suis incapable d’empathie.

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