50.Des traces



J’ouvre le journal du jour : deux articles inquiétants.
Le premier m’apprend que deux millions sept cent mille caméras surveillent les britanniques en permanence et qu’un projet, baptisé Spectrum — l’ambiguïté de ce terme en français est révélatrice — surveille tous les déplacements de toutes les voitures analysés à partir de leurs plaques d’immatriculation. N’est-ce pas merveilleux !
Le second est un projet du Ministère français de l’emploi (nous sommes bien dans la même époque et les mêmes fantasmes) permettant d’utiliser tous les fichiers disponibles — et surtout de les croiser }— pour contrôler les chômeurs tricheurs dont on sait, par ailleurs qu’ils sont une infime minorité.
Nous avons tous, aujourd’hui, un clone virtuel qui se construit de l’enregistrement de la multitude des traces que, en ce monde totalitaire du numérique, nous laissons sans cesse autour de nous.
Je parlais hier — ou avant hier, la mémoire proche est aussi pauvre que la lointaine — des rares photographies retrouvées qui attestaient de mon enfance ou de ma famille avant mon enfance et je constate que pour les générations d’aujourd’hui, cette nécessaire reconstruction de l’oubli ne sera certainement plus possible tant notre civilisation — ce terme n’est pas nécessairement à connotation positive — garde partout des traces de notre passage. J’ai ainsi retrouvé, sur les archives du Ministère de la guerre, désormais mises en ligne, les fiches de trois de mes ancêtres morts à la guerre de 14-18 et découvert à cette occasion, avec surprise, que les descendants des frères de ces morts avaient tous hérités, sans exception, de leurs prénoms. Ce fait m’avait été caché. Pudeur, superstition ou bien oubli ? Allez savoir !… Les familles ont des stratégies de survie qui échappent aux individus qui les composent.
Que sortira-t-il de tout ça ? Les souvenirs des générations futures se constitueront-ils au prix d’un réel manque de liberté des générations actuelles ? Bien que j’avoue préférer les défaillances de ma mémoire, il m’arrive cependant de consulter Internet pour trouver des traces. Ainsi, voulant savoir comment était la cathédrale de Quimper dans mon enfance pour confronter sa réalité à mes souvenirs, je n’ai eu qu’à demander les images correspondantes dans Google pour en obtenir 283 et vérifier que mes souvenirs étaient peu fiables.
J’ai toujours essayé de me tenir à l’écart du monde. Pourtant, comme le savent probablement mes lecteurs — du moins s’ils ont aussi parcouru, même distraitement le récit de Marc Hodges intitulé Général Proust — j’ai échoué. D’ailleurs est-il possible, à moins de choisir de vivre en ermite, de faire autrement ? Disons que je me suis tenu le plus possible à l’écart du monde passant l’essentiel de ma vie à m’efforcer à conforter mon espace personnel. Le bien vivre, voilà ce qui m’a toujours motivé. Est-ce ma profession de médecin qui m’a très tôt convaincu que la vie était trop aléatoire, chaotique, incertaine, fragile pour être risquée dans des entreprises qui, quel qu’en soit le résultat, nous dépassent ? Comment savoir, les trajectoires des êtres sont sans cesse déviées par de multiples petits incidents apparemment sans importance et qui, pourtant, à leur façon, contribuent tous à les conduire vers une fin inévitable.
Alors que j’écris ceci, deux autres explications s’imposent à ma mémoire :
La première est la disparition de mon père au Vietnam, dans des circonstances que je me suis toujours, sans l’avoir jamais fait, promis d’éclaircir avant même que j’ai eu conscience de son existence. Cette disparition, cet énigme familial se traduisant par des silences lorsque par hasard quelqu’un évoquait mon père. L’absence de tombe, la rareté de ses photographies… ont toujours nourri mon enfance d’un grand sens de la relativité des choses et de l’inimportance des événements.
La deuxième — plus anecdotique mais non moins marquante pour ma psychologie — est le souvenir d’un incident qui aurait pu me coûter la vie. J’avais quatorze ans. Ma mère et moi, nous étions, depuis quatre ans, installés à Quimper où elle enseignait la musique. Un jour, un jour quelconque, alors que, comme à mon habitude, revenant en flânant du lycée par les rues de la vieille ville, je descendais la rue Toul Al Laër, un fer à repasser — peut-être mis à refroidir sur un rebord de fenêtre par une ménagère inattentive tomba à quelques centimètres devant moi, se fracassant sur l’asphalte où il creusa comme un petit cratère. Mon crâne n’y aurait pas résisté. Ma vie non plus qui n’avait tenu qu’à ses dix ou vingt centimètres, un demi-pas.
Aussi je ne sais si mon comportement jouisseur relève de l’égoïsme ou de la sagesse… et peu m’importe, athée, matérialiste, étant le seul à la vivre par toutes les fibres d’un corps qui n’appartient qu’à moi, j’estime ne devoir compte de ma vie qu’à moi-même.

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