44.Ganymède


En même temps que les poèmes de JP Balpe que je ne connaissais pas je viens de découvrir sa série des Cent un poèmes du poète aveugle entièrement illustré par des représentations, de toutes époques, du mythe de Ganymède. On sait que Ganymède est ce prince-berger, fils du roi de Troie Laomédon dont Zeus (Jupiter si vous préférez, le dieu des dieux) tomba amoureux lorsque, dans la campagne, il le vit garder son troupeau. Comme Zeus (dieu suprême) ne met jamais de frein à ses désirs impérieux, il prit la forme d’un aigle et l’emporta dans les cieux pour en faire son échanson. Bien entendu, comme dans une grande part de la mythologie orientale (les ghazals ouzbeks sont clairs sur ce point) l’échanson, celui qui sert le vin — et donc indirectement procure l’ivresse, le raptus…— est souvent l’amant de son maître. Hera la femme de Zeus ne s’y trompa d’ailleurs pas qui obtient de son époux que Ganymède soit changé en constellation.
Le mythe de Ganymède est ainsi devenu comme une représentation symbolique de la pédérastie. C’est ainsi d’ailleurs que Rembrandt l’interprète avec son Ganymède presque enfant hurlant de peur dans les serres de l’aigle, interprétation tout à fait opposée à celle de nombreux autres peintres dans les tableaux desquels Ganymède est consentant, parfois même ravi de cet enlèvement. Je crois que cette vision des choses est un peu courte car elle ne peut rendre compte ni de la persistance du mythe, ni de son importance pour les classiques et les romantiques.
La grande variété des représentations porte en effet d’une part sur l’âge de l’otage qui va de l’adolescent à peine sorti de l’enfance à la maturité presque adulte. Elle porte aussi sur l’aspect plus ou moins féroce de l’aigle. Ces deux variantes permettent une grande diversité de la symbolique. Lorsque l’on examine objectivement les dizaines de représentation — mais Balpe n’en utilisera certainement que cent une — ce qui fait toute la force du mythe c’est la relation force sauvage et esthétique aboutie. D’une part, l’aigle — symbole même de la puissance naturelle irrésistible et impitoyable— est charmé par la beauté fragile, élégante, que la culture a patiemment construite ; d’autre part cette beauté — qui est, j’insiste, un produit, non une origine — ne redoute pas (sauf chez Rembrandt) cette violence parce qu’elle sait qu’en fait c’est elle qui domine. C’est toute la relation nature-culture qui est ainsi présentée comme une relation de séduction, davantage même une effusion, chacun s’abandonnant totalement à l’autre dans une relation constructive.
Balpe a raison d’utiliser ce mythe comme un symbole de la poésie: pouvoir d’une esthétique élaborée sur la brutalité du réel. Je pense en effet que la poésie est la langue qui n’a pas peur des mots, de leur manque de rationalité, de leur violence, de leur banalité mais qui sait se laisser enlever pour s’épanouir pleinement dans une totale relation d’abandon amoureux.
Révélation du corps… Jusqu’à cette année je n’avais pas de corps. Ou plutôt mon corps, me semble-t-il, n’existait qu’en fonction d’une autre entité organisatrice et maîtresse, ma volonté — ou ma conscience… Bien sûr le corps se manifestait à l’occasion, mais ses manifestations étaient externes à mon être: je me cassais un poignet, je me coupais, je faisais une chute de vélo, j’avais froid, chaud, soif… mon corps dépendait du monde, ou plutôt, d’une certaine façon, existait contre le monde et cette opposition n’était qu’une preuve de sa soumission à une volonté qui abdiquait un temps ou commettait des maladresses. Tout était en effet sous contrôle, même si ce contrôle parfois s’oubliait. J’étais ainsi persuadé qu’il en était de même pour chacun, que tout ce qui était du corps pouvait se contrôler ; ainsi je n’étais pas loin de penser que toute maladie n’était qu’une abdication, une lâcheté devant l’analyse et le combat nécessaires. Je n’ignorais pas qu’existaient des virus, des bactéries et, comme tout le monde j’ai connu quelques rhumes… mais ce n’étaient encore que des causes externes qu’il suffisait de refuser avec force et obstination.
Quoi qu’il en soit, ces causes des altérations temporaires de mon corps étaient analysables, compréhensibles, rationnelles : il ne s’agissait au fond que de la condition d’être dans le monde, des conséquences de comportements qui — parce qu’intellectualisables — pouvaient être maîtrisés : un rhume résultait d’un mauvais comportement vestimentaire, une indigestion d’un mauvais comportement alimentaire ; se casser un bras, d’un mauvais comportement physique… Contrôle était le mot maître : les désordres du corps s’attrapaient et ne s’imposaient pas. Je n’étais pas loin de considérer qu’il y avait une morale du corps et que chacun de ses désordres était une punition pour non-respect de ses règles.
 
Depuis peu, cependant, tout change dans ce rapport personnel que j’entretiens avec mon corps : je ne me contente plus, comme avant, de loin en loin, d’attraper des désordres, désormais ils surgissent. Désormais ils viennent de l’intérieur. Ainsi depuis quelques temps je subis des hémorragies nasales — rien de très grave semble-t-il si ce n’est que ça change tout. Elles n’ont aucune cause externe, pas d’accident, pas de choc, je saigne. Je saigne sans raison, sans cause analysable. Comme si soudain ce corps sur lequel je comptais sans y penser, qui n’était qu’une absence utile, se révélait dans la révolte m’obligeant à prendre conscience d’une fragilité que je n’avais jamais imaginée. Des douleurs, ici ou là, que je ne comprends pas… des faiblesses… La vieillesse qui me tombe dessus se manifeste dans ces petits désordres contre lesquels ni ma conscience ni ma volonté ne peuvent plus rien.
Dans ce nouveau contexte, je m’interroge : est-il utile de lutter ou ne vaut-il pas mieux abandonner, laisser cette dégradation intérieure que j’ignorais faire son travail et m’abandonner à elle ou, au contraire, essayer de la combattre. Si c’est possible résister. Mais comment si cet espace intérieur qui est à la fois mien et étranger prend le dessus sur ma pensée. Après avoir ignoré le corps, faut-il s’abandonner à lui ?

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