39.La pluie



Il pleut…
Je suis à mon bureau, juste sous ma lucarne et il pleut. J'ai toujours aimé la pluie. Plus exactement le bruit de la pluie. Plus particulièrement encore, le bruit de la pluie sur le toit. Et plus précisément s'il se peut, le bruit de la pluie quand je suis au lit, lumière éteinte, juste avant de m'endormir…
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d'enfance, je retrouve cette même sensation, les gouttes frappant les tuiles, les ardoises, les vitres, le toit de plastique de la caravane ou la toile de tente suivant les circonstances. Moment parfait d'apaisement : il pleut et je suis à l'abri, sec, au chaud, à l'abri des vicissitudes du monde extérieur, acagnardé dans un nid où rien ne peut m'atteindre et chaque goutte qui tombe est une nouvelle confirmation de cette situation. Il pleut, au-dessus de moi, mais pas sur moi. Le monde existe à l'extérieur, j'existe dans ce monde que je connais, comprends, maîtrise: il me semble que je suis invincible, que je n'ai besoin ni de père ni de mère, de rien d'autre que cette certitude absolue d'être à l'abri de la pluie. Certitude absolue d'être avant la plongée dans le noir du sommeil et de renaître puisque, au dehors, le monde continue dans ce lent crépitement rythmique des gouttes de pluie qui tombent.
Je ne peux vivre un événement sans le verbaliser en pré-écriture et cette pré-écriture me saoule jusqu’à ce que je puisse la déposer sur la papier et ainsi m’en délivrer définitivement car, ensuite, je n’y pense plus… un événement banal… J’ai besoin de ça, besoin de dire, mâcher, ânonner les situations faute de quoi j’ai l’impression de ne pas les avoir vécues. Comme les rêves nombreux qui m’assaillent chaque nuit, chaque moment de mon existence ne me semble avoir été que si je l’ai dit, si je me le suis dit. Les mots me sont des confirmations des actes comme si, avant tout, j’étais un être de parole. Par suite je peux ne vivre que dans les mots, hors du monde réel, ce que enfant j’avais poussé à son paroxysme ne vivant, au grand désespoir de ma famille et de mes enseignants, que par et dans les histoires que je me racontais sans cesse. Mon idéal de vie était végétatif : un pré, un sous-bois, une petite anfractuosité sous des rochers ou, au contraire, une plateforme rocheuse… un lit où je m’allongeais cherchant à ne voir que des paysages neutres — ciel uniforme, feuillage, paroi rocheuse, plafond…— pour m’absorber entièrement dans la contemplation de la vie virtuelle que les mots me créaient.
Une conséquence de cela est que la frontière entre le réel et l’imaginaire est, très rapidement, devenue des plus floues. Je suis souvent incapable de dire si tel événement qui me semble un souvenir n’est pas une de mes inventions fictionnelles et je suis souvent surpris par la réaction de familiers auxquels je raconte tel ou tel événement comme faisant partie de notre passé et qui, me regardant avec des yeux surpris et écarquillés, me disent : « il n’en a jamais été ainsi… ». Je ne sais plus alors que faire, me contentant le plus souvent d’une retraite piteuse, style « tu es sûr ! » alors que je devrais aller plus loin et essayer de forcer mon entourage à comprendre pourquoi le fait que je rapporte a, pour moi, plus de réalité que ceux que pourrait relever un biographe scrupuleux.
Les mots parlent sans cesse dans ma tête. Ils y ont leur vie propre, s’accouplent, forment des théories, des phrases, des familles : les mots m’habitent au point que, parfois, je me demande s’ils ne m’aliènent pas… Mais, si c’est le cas, cette aliénation m’est bien agréable.

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