38.Efficacité



Je fais toujours les choses, toutes les choses, lentement. Je n'ai pas un esprit très organisé, maîtrisant un certain niveau d'abstraction, me permettrait de concevoir quelque chose comme un ensemble dans lequel mes divers projets s'articuleraient… Je ne fonctionne pas ainsi. Je fonctionne par associations : une chose en appelle une ou plusieurs autres qui, à leur tour, en appellent une ou plusieurs autres. Aussi, je ne sais jamais où je vais et ne peut prévoir vers où j'irai, donc anticiper, donc gérer mes occupations et mon temps de façon optimale. Partant sur l'idée d'écrire de la correspondance, je peux, chemin faisant, me heurter à la nécessité de faire des photos, puis une collection de photos sur un thème ou un autre, puis déviant sur l'obligation de me renseigner sur tel ou tel point, me retrouver en train de commencer un traité sur un sujet ou un autre, ignorant s'il sera un jour terminé.
Souvent, il ne le sera pas: les rencontres m'auront amené autre part, vers mon enfance (les parties de pêche à la mouche ou de braconnage avec mon grand-père dans l'intimité calme des ruisseaux lozériens isolés), mes amours (la première fois où j'ai couché avec une fille - je devrais plutôt dire, quitte à ce que mon orgueil mâle en souffre, où une fille a couché avec moi), mes débuts professionnels (le plaisir à m'occuper d'enfants dans une colonie de vacances pour adolescents et enfants perturbés; ma gêne le jour où, devant un bataillon de touriste, j'ai été obligé de prendre l'un d'eux, hurlant, sous le bras, parce qu'il piquait une crise; le dilemme de cette adolescente incendiaire et fugueuse venant se réfugier chez moi…), mes plaisirs physiques — plus que sportifs —à gravir quelques sommets des Alpes ou à affronter l'Océan…); bien d'autres choses encore, toute vie étant faite d'un nombre impressionnant de secondes — tristes ou heureuses — qui, cependant, gagneraient toutes à être racontées.
Ma tête est un chaos de souvenirs et de possibles que, maintenant, je sais ne jamais pouvoir épuiser.
Toute mon adolescence, je me suis entendu dire que je ne devais pas me disperser mais « aller à l’essentiel » sans que jamais personne ne puisse me dire en quoi consistait cet « essentiel » vers lequel je devais aller. Aussi ai-je longtemps essayé de le définir par moi-même… L’essentiel, mais l’essentiel pour qui, l’essentiel pour quoi ?
Après une période de vie assez longue, je ne suis pas encore certain d’avoir la réponse. L’argent, la réussite sociale, la notoriété, l’amour, le bien-être, la santé ? Toute réponse une peu affirmative me semble ne reposer que sur des lieux communs. J’ai de l’argent, pas énormément mais assez pour vivre sans inquiétude. Je crois avoir réalisé, si l’on en croit mon entourage et la presse, ce que l’on appelle généralement « une vie réussie » et je fais partie de quelques unes des personnalités qui sont sorties de l’anonymat sans être pourtant devenues des vedettes. Il arrive même que l’on me reconnaisse dans la rue et je me vois parfois abordé par un ou une inconnue qui me saluent de mon nom comme mon fromager, mon poissonnier, mon volailler et ma boulangère… L’amour. Ah l’amour ! Peut-être est-ce là le terrain le plus difficile : j’ai aimé, on m’a aimé et si ces deux situations ne se sont pas toujours conjointes j’ai vécu de longues périodes de plénitude sentimentale. Le bien-être étant une résultante, j’ai vécu dans un certain confort, assez loin de tout souci et de toute inquiétude et même la santé m’a été donnée sans que je fasse grand chose pour cela.
Pourtant…
Pourtant, au fur et à mesure que ma vie approche de sa fin, je ne sais toujours pas ce qui pour moi est l’essentiel et garde un fort sentiment d’échec persuadé que je suis passé à côté de lui, que dans tout ce que je n’ai pas connu et que je ne pourrais maintenant pas connaître devait se dissimuler ce quelque chose qui, pour moi, aurait été l’essentiel.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog