33. Se retirer du monde
Après une vie bien remplie et riche de péripéties diverses, je me suis retiré du monde et beaucoup de mes amis — le comte Duclos, la marquise de Saint-Point, Oriane Proust, Ganançay, Albertine Mollet… mais je ne peux ici les nommer tous tant ils sont nombreux — voudraient m’arracher à ma solitude et troubler ma tranquillité. Pourquoi ? Pourquoi ne peuvent-ils comprendre que je suis absolument décidé à vivre dans ma campagne ? Je n’y suis que depuis un an et il leur semble que ce soit une éternité, ma persévérance les étonne. Comment pouvez-vous, disent-ils, après avoir été si longtemps entraîné par le torrent du monde politique, y renoncer tout à fait ? Mais je ne le regrette pas, au contraire, je sens la plupart du temps que ce retrait m’est nécessaire et je suis moins surpris de leurs sentiments qu’ils ne le sont des miens. A leur âge, avec tous les droits qu’ils ont de plaire dans leur monde, il serait bien difficile que rester dans leur société leur soit devenu odieux.
En ce qui me concerne, je regarde comme une bénédiction de m’en être éloigné avant d’être devenu importun. Je n’ai pas tout à fait cinquante ans mais j’ai épuisé tous les bonheurs que leur perpétuels mouvement laisse croire inépuisables. J’ai trop usé de la politique, trop usé de l’amour, trop usé des intrigues sociales pour y trouver encore quelque saveur. Toutes les passions aveugles et tumultueuses sont mortes en moi. J’y ai perdu quelques plaisirs mais je suis aussi exempté de toutes les souffrances et tous les ennuis qui les accompagnent et qui sont bien plus nombreux. Cette tranquillité, ou si vous voulez, cette espèce d’indifférence au monde et à ses enjeux est un dédommagement bien avantageux et, peut-être, l’unique bonheur qui soit à la portée de l’homme.
Qu’ils ne me croient pas privé de tout plaisir, j’en éprouve sans cesse un plus sensible et plus pur que le charme de l’amitié que certains d’entre eux continuent à me témoigner, c’est l’équanimité de mon esprit, l’équilibre parfait que permet la vie à la campagne entre la plénitude d’être dans une nature stable aux rythmes immémoriaux et les mouvements d’une pensée autrefois si sujette à l’angoissante question de l’adaptation incessante à des événements souvent imprévisibles et chaotiques. Je n’ai plus à penser à demain, plus à agir pour un futur dont la construction échappe sans cesse car, ici, chaque jour qui vient est inscrit dans celui qui précède. Parce qu’il est d’une régularité absolue, le monde dans lequel désormais je vis laisse l’esprit s’épanouir dans toute sa plénitude et toutes ses saveurs. Aujourd’hui, enfin, dans ma relative solitude, je vis pleinement.
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