29.L’oubli



Combien ai-je laissé de connaissances sur ma route, combien d’amis avec lesquels j’ai pourtant vécu des moments forts de joie, d’échange, de partage dans la complexité active de bonheurs complices ? Combien d’enfants ai-je connu à des âges divers, avec lesquels j’ai joué, parlé, plaisanté, auxquels j’ai appris des jeux, raconté des histoires… puis que je n’ai plus jamais vu grandir, dont je ne porte plus en moi qu’une image périmée me rendant impossible toute éventuelle reconnaissance lors d’une rencontre fortuite et qui, eux non plus, ne se souviennent plus de moi, ni des moments vécus ensemble ? Combien de patients ai-je soigné, parfois fréquenté longuement lorsqu’ils étaient frappés de maladies durables et dont je ne conserve plus dans mon cerveau la moindre trace ? Combien d’amis, d’amies, de flirts, d’amantes dont je ne conserve que des images floues, des impressions fausses, souvent réinventées et dont le timbre de la voix ne dit plus rien à mon oreille ? D’autres encore, de loin en loin retrouvés mais envers lesquels mes sentiments — leurs sentiments — ont tant changé que je ne me reconnais plus dans leurs vies nouvelles, différentes, détournées rendant toute retrouvaille impossible si ce n’est d’une superficialité absolue dans l’échange des noms, des enfants, des métiers, des superficielles trajectoires de ce qui signe une vie sociale mais n’entre jamais — ou si peu — en compte dans la profondeur des relations.
La vie est une perte incessante, un renouvellement permanent heureux et, à la fois, malheureux, nostalgique et dynamique, de sentiments partagés, un flux et un reflux, elle se fait et se défait sans cesse nous renvoyant à la fragilité de notre condition. On croit aimer, on croit être aimé pour soi-même mais ce qui est alors aimé c’est la totalité du contexte de cet amour. Que l’un des partenaires change de condition sociale, de niveau de fortune, qu’il déménage, qu’il change d’amie, de femme ou de maîtresse, et s’introduit alors dans cette relation que l’on croyait indestructible, quelques uns de ces grains de sable qui parviennent à enrayer les plus beaux engrenages. L’oubli nécessaire est alors une des conditions absolue de la poursuite de l’existence.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog