14.Le corps



Révélation du corps… Jusqu’à cette année je n’avais pas de corps. Ou plutôt mon corps, me semble-t-il, n’existait qu’en fonction d’une autre entité organisatrice et maîtresse, ma volonté — ou ma conscience… Bien sûr le corps se manifestait à l’occasion, mais ses manifestations étaient externes à mon être : je me cassais un poignet, je me coupais, je faisais une chute de vélo, j’avais froid, chaud, soif… mon corps dépendait du monde, ou plutôt, d’une certaine façon, existait contre le monde et cette opposition n’était qu’une preuve de sa soumission à une volonté qui abdiquait un temps ou commettait des maladresses. Tout était en effet sous contrôle, même si ce contrôle parfois s’oubliait. J’étais ainsi persuadé qu’il en était de même pour chacun, que tout ce qui était du corps pouvait se contrôler ; ainsi je n’étais pas loin de penser que toute maladie n’était qu’une abdication, une lâcheté devant l’analyse et le combat nécessaires. Je n’ignorais pas qu’existaient des virus, des bactéries et, comme tout le monde j’ai connu quelques rhumes… mais ce n’étaient encore que des causes externes qu’il suffisait de refuser avec force et obstination.
Quoi qu’il en soit, ces causes des altérations temporaires de mon corps étaient analysables, compréhensibles, rationnelles : il ne s’agissait au fond que de la condition d’être dans le monde, des conséquences de comportements qui — parce qu’intellectualisables — pouvaient être maîtrisés : un rhume résultait d’un mauvais comportement vestimentaire, une indigestion d’un mauvais comportement alimentaire ; se casser un bras, d’un mauvais comportement physique… Contrôle était le mot maître : les désordres du corps s’attrapaient et ne s’imposaient pas. Je n’étais pas loin de considérer qu’il y avait une morale du corps et que chacun de ses désordres était une punition pour non-respect de ses règles.
 
Depuis peu, cependant, tout change dans ce rapport personnel que j’entretiens avec mon corps : je ne me contente plus, comme avant, de loin en loin, d’attraper des désordres, désormais ils surgissent. Désormais ils viennent de l’intérieur. Ainsi depuis quelques temps je subis des hémorragies nasales — rien de très grave semble-t-il si ce n’est que ça change tout. Elles n’ont aucune cause externe, pas d’accident, pas de choc, je saigne. Je saigne sans raison, sans cause analysable. Comme si soudain ce corps sur lequel je comptais sans y penser, qui n’était qu’une absence utile, se révélait dans la révolte m’obligeant à prendre conscience d’une fragilité que je n’avais jamais imaginée. Des douleurs, ici ou là, que je ne comprends pas… des faiblesses… La vieillesse qui me tombe dessus se manifeste dans ces petits désordres contre lesquels ni ma conscience ni ma volonté ne peuvent plus rien.
Dans ce nouveau contexte, je m’interroge : est-il utile de lutter ou ne vaut-il pas mieux abandonner, laisser cette dégradation intérieure que j’ignorais faire son travail et m’abandonner à elle ou, au contraire, essayer de la combattre. Si c’est possible résister. Mais comment si cet espace intérieur qui est à la fois mien et étranger prend le dessus sur ma pensée. Après avoir ignoré le corps, faut-il s’abandonner à lui ?

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