11.Les mensonges des mots
Quel mot employer ? Quel mot précis peut traduire ce que je ressens en ce moment, par exemple la douleur qui perturbe mon coude gauche ? Mon médecin parle de « tendinite » — lorsque j’insiste d’épicondylite ou, selon les cas, d’épitrochléite — et lorsque je dis cela à un de mes proches, je me rends bien compte à leurs attitude que ce terme médical qui se veut précis est d’une imprécision absolue. Certains en effet se comportent alors avec moi comme si j’étais infirme : « laisse-moi porter ton sac… tu devrais arrêter de taper à la machine… ne va pas à la piscine pendant quelques temps… ». D’autres au contraire prennent cette annonce avec une grande légèreté : « C’est trois fois rien, j’en ai eu une à la jambe droite… il faut attendre, ça passera tout seul… j’ai toujours une tendinite quelque part, c’est rien, absolument rien… »…
Je n’ignore pas, bien entendu, que toute douleur est psychologique, donc individuelle, mais à quoi servent les mots si l’on ne peut communiquer à autrui ce que chacun de nous ressent d’une façon particulière ? J’aimerais trouver un mot qui désignerait une « tendinite du coude gauche avec une douleur d’intensité 3 » et qui pourtant n’aurait pas la sécheresse des termes techniques mais je crains qu’il n’y ait pas de moyen terme…
Cette imprécision des mots est générale. Elle oblige l’homme qui veut communiquer à inventer des stratégies de substitution — la poésie en est une ou, plus généralement, la littérature — qui malheureusement ne peuvent avoir de valeur universelle. Cette imprécision générale des mots, la nécessité où je me trouve pour essayer, dans ce journal, qui est mon journal, de ruser avec la communication, me rendent anxieux : comment être sûr de me faire comprendre. Or, sans cette certitude, à quoi bon communiquer ?
Il y a quelques jours, je parlais ainsi de mes « petits rituels », depuis ce terme me préoccupe : avez-vous compris que les actes dont je parlais étaient « organisés d’une manière obligatoire et précise » ou « selon les règles d’un livre qui doivent être observées à la lettre » ou « obéissaient à des règles liturgiques précises » ou « selon une pratique immuable liée à des coutumes », etc… car il y a là plus que des nuances. L’image que vous pouvez vous faire de moi en dépend totalement : être religieux dépossédé de ses choix par des lois externes, individu-robot qui ne remet jamais en cause ce qu’il a acquis dans sa culture, personnage obsessionnel et méticuleux… Nommer c’est trahir, décrire c’est trahir… Mais comment faire autrement si l’on ne veut pas que chacun d’entre nous soit une île aux falaises sans failles ?
Le seul fait d’essayer de dire avec précision ce que nous ressentons, à tel ou tel moment précis, sur tel ou tel fait, acte ou événement, nous confronte à l’impuissance des mots : nous ne pouvons faire autrement que communiquer des mensonges, mais ce sont ces mensonges qui sont notre vérité.
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